Nucléa

C’est une pièce d’Henri Pichette, mise en scène et jouée par Gérard Philipe, et créée au TNP le 4 mai 1952. Jean Vilar est alors conscient de l’audace dont il fait preuve : « présenter dans une salle de 2 800 places l’œuvre d’un jeune poète de vingt-six ans, confier la mise en scène à un acteur de vingt-huit ans, Gérard Philipe, et la musique à un compositeur de vingt-quatre ans, Maurice Jarre, et engager dans ce projet les meilleurs éléments de la troupe du TNP ainsi que les techniciens du théâtre. » (voir l’analyse de Joël Huthwohl, directeur du département des arts du spectacle de la BNF : “Tellur, Yllen et la stéréo. Musique, sons et voix dans Nucléa au TNP en 1952”, Revue Sciences/Lettres [en ligne], 6 | 2019).

Se plonger aujourd’hui dans le texte de cette pièce, surtout connue pour avoir attisé les polémiques et avoir fait fuir le public, fait percevoir l’exigence de toute une équipe de jeunes créateurs, assoiffés de grandes valeurs et animés par une quête d’absolu. Après une première partie hallucinée où la guerre obsédante et terrifiante se cauchemarde dans une muliplicité de voix, le fil conducteur de l’Amour idéalisé permet aux personnages de se construire en couples contrastés et figures archétypales (le romanesque, le passionné, le soupirant…). Le duo amoureux de Tellur, incarné par Gérard Philipe, et Yllen, incarnée par Jeanne Moreau, termine la pièce dans un lyrisme d’autant plus exalté qu’il célèbre la symbiose avec la Nature. « Mon amour est au monde et mes yeux sont ouverts », p. 75.

Non seulement le style est bien daté, chargé de symboles et d’images appuyées, esquivant toute tension narrative, mais la peinture des relations entre femme et homme n’est pas préservée de stéréotypes difficilement acceptables aujourd’hui. Il reste que la peinture du couple idéal, environné de forces torturées et torturantes, traduit la fébrilité de ces jeunes artistes et une inquiétude émouvante que l’on peut lire comme celle de l’avant-garde artistique de l’après-guerre. Certes, ce long poème dramatique imite souvent sans prudence particulière les formes de la tragédie antique, avec rôle confié au choeur et présence progressivement plus marquée du vers. Mais il n’est pas difficile d’y entendre une tension pour les recherches formelles et la quête d’un idéal. Le fait que Gérard Philipe ait tant soutenu la pièce de son ami fait comprendre combien il était lui-même attaché à cette quête.

La pièce est structurée en 3 mouvements autour une courte deuxième section (3 pages), intitulée « La parole éveillée », qui fait basculer du cauchemar au rêve éveillé. Elle dit explicitement l’idéal poursuivi, et l’on se prend à la lire en pensant au couple que formaient Anne et Gérard :

« Tellur rendait justice à Yllen, car Yllen équilibrait Tellur. Ils ne s’étaient rien juré, ils s’étaient obtenus d’enthousiasme. Ils ne s’étaient pas interdit leur passé, ils s’étaient confié leur destin; et chacun se donnait en présent chaque jour. Ils étaient une même chair sous la caresse et dans le transport ; que l’un souffrît, l’autre s’élevait en remède; tant que de leur cohésion naissait leur entreprise. Ils s’employaient à s’accueillir, à se connaître, à se répondre, à se résoudre; ils s’éclairaient de leurs désirs, se prévenaient de leurs actions. […] Et c’était bien ainsi, d’autant que leur siècle singulièrement tragique passait pour le plus escarpé que le monde eût jamais gravi. », p. 41-42.

La voix de Gérard Philipe

Découvrez les podcasts pédagogiques de la BNF « Entendre le théâtre » : 7 épisodes retracent l’évolution des voix qui ont marqué le théâtre français du 20e siècle.

Julia Gros de Gasquet consacre le premier épisode à la voix de Gérard Philipe. Des enregistrements audio de ses interprétations de Musset (On ne badine pas avec l’amour) ou Victor Hugo (Ruy Blas) côtoient des extraits plus inattendus de pages de Karl Marx.

http://classes.bnf.fr/echo/philipe/index.php

« Tombeau de Gérard Philipe » d’Henri Pichette

En 1961, Henri Pichette publie Tombeau de Gérard Philipe. 

L’ensemble de 40 pages, que l’on trouve aujourd’hui dans la collection « Poésie/Gallimard » à la suite du recueil Odes à chacun, emprunte la forme littéraire du « tombeau poétique », connue en France depuis le XVIe siècle. C’est d’ailleurs une épigraphe d’Estienne Jodelle (1532-1573) qui en donne l’esprit : la mort « […] ne tranche point alors l’amitié qui nous lie ». 

Henri Pichette y rassemble le témoignage que lui a demandé Anne Philipe – qui se trouve fractionné en bribes dans le recueil collectif de 1960 – et une série de courts poèmes versifiés où il ne s’agit plus seulement de « parler de lui », l’ami trop tôt quitté, mais de « le rejoindre » par une pensée de la mort. « Parler de lui pour le rejoindre » est le sous-titre choisi pour cet ensemble en deux parties distinctes. Y résonne de manière saisissante la parole sensible et universelle, envisagée comme véritable mission du Poète, dont le sens se trouve accentué par l’événement intime du décès subit de l’ami : « Le poète est parfois délégué par les morts. » Pour rendre hommage à l’« éphémère inoubliable », il place l’évocation de son « rire franc, net, sonore, incoercible » et de « ses yeux grands ouverts d’acquiescement », sous le signe d’une métaphysique glaçante qui cherche en tâtonnant une échappée au désespoir. 

Idées, idées, idées…

Comme à terre ont roulé des perles défilées.

L’aveu sonne clairement comme une déstabilisation de la poétique jusque-là affirmée. Elle prendra d’ailleurs des formes plus méditatives et solitaires, dans l’oeuvre d’Henri Pichette, après le long silence qui suivra ce « tombeau ». Dans le travail assidu mené jusque-là avec Gérard Philipe (« Çà et là il me faisait reprendre, il proposait une nuance, il creusait, il notait »), les idées générales incarnées dans des figures symboliques allaient bon train, avec un sens aigu de la provocation militante et du renouvellement  des formes.

A partir de leur rencontre en 1946, c’est en effet une amitié orientée par des enjeux artistiques très réfléchis qui se tisse. Elle s’épanouira à l’occasion de deux œuvres scéniques novatrices et difficiles d’accès : Les Épiphanies « mystère profane » créé avec Maria Casares en 1947, grâce à l’obstination et même l’argent de Gérard Philipe, et Nuclea que Jeanne Moreau joue à ses côtés en 1952 à Chaillot puis à Avignon et que Gérard Philipe met lui-même en scène. L’exaltation lyrique fait de ce poème dramatique, qui a été mal reçu par un public assourdi par les effets stéréo, un chant d’abord cacophonique qui chemine en trois tableaux vers une rédemption lumineuse. Henri Pichette l’avoue dans le Tombeau : « Nucléa n’était pas à son point poétique et, quoique Gérard eût fait des merveilles, nous restâmes devant le brouillon d’une fresque. » 

Le tombeau de Gérard Philipe donne ainsi à lire non seulement l’admiration profonde de l’ami cher, mais la fougue, joyeuse et refléchie, d’un duo d’artistes (« Il y avait de la folie-enfant partout, et quelque chose de très grave en même temps que de survolté ») qu’animait une dynamique de création particulièrement exigeante, soudain coupée dans son élan. 

Pour citer cet article : PETITJEAN, AMarie (2022). « A propos de Tombeau de Gérard Philipe d’Henri Pichette », site de l’Association de la Maison d’Anne et Gérard Philipe [mis en ligne le 5 février 2022] : https://maisonanneetgerardphilipe.fr/2022/02/05/tombeau-de-gerard-philipe-dhenri-pichette/.