Caravanes d’Asie : une lecture à renouveler

(le livre)

Lorsque l’on ouvre aujourd’hui Caravanes d’Asie, l’incroyable audace de la voyageuse saute au visage, autant que le sérieux du compte rendu et la précision des notations. Récit autobiographique chronologique, adoptant le rythme lent et précautionneux du caravanier à travers des paysages grandioses, il commence par des précisions historiques et géopolitiques qui permettent de situer la région du Sin-Kiang en la dégageant de la gangue des représentations romantiques de « la route de la soie » :

« Mais je n’aime pas les contes de fées. Je lus donc des livres. » (Avant-propos, p. 1). 

L’on se plaît à imaginer Anne Philipe assise à son bureau face à la baie vitrée de la maison de Cergy, compulsant de la documentation pour nourrir le récit intime qu’elle va nous faire de son incroyable parcours d’il y a sept ans, alors qu’elle était encore Nicole Fourcade. Le voyage commence à Nankin et se termine à Karachi, d’avril à juillet 1948. Il est ponctué en ritournelle par l’inévitable question des hôtes de passage : « Pourquoi venez-vous au Sin-Kiang ? », à laquelle le couple Fourcade étroitement confondu en un « nous » qui interpelle, répond invariablement :

« Nous ne voulions pas rentrer en France directement ; nous avons pensé que rejoindre l’Inde en caravane à travers le Sin-Kiang et les Pamirs serait intéressant et beau ». 

Racontée sans esbrouffe et au plus près de l’expérience vécue, l’aventure ne peut que happer le lecteur contemporain. Le récit n’est pas seulement « intéressant et beau », il se fait immersif une fois passée l’introduction, en instaurant sans ambages un pacte de sincérité d’une exceptionnelle puissance. Nous voici à dos de cheval sur l’à-pic de la montagne, dans la touffeur enfumée d’une maison de torchis, dans le bruissement d’une oasis, dans l’appartement retiré de l’épouse du Mir. Si le récit gagne en tension, ce n’est pas par stratégie narrative, mais parce que la prise de risque gagne en intensité et devient extrême en pleine guerre frontalière et entre les mains de guides malveillants. Le détail est tout du long premier. Il permet de saisir le goût du plat où chacun puise, le pas de l’âne qui bute sur les cailloux, la chaleur de la tasse de thé offerte à l’étape, la puanteur de l’animal abandonné dans le ravin. Aucun lyrisme, finalement peu de descriptions de paysages. Le regard capte avant tout le regard de l’autre et dessine une incroyable galerie de portraits des compagnons de route, qui font écho aux photographies en noir et blanc. La conclusion fait explicitement de cette traversée d’un désert, qui est le cœur du voyage, une quête humaniste :

« Ce voyage qui se déroula le plus souvent au fin fond de la solitude m’a paradoxalement aidée à découvrir l’importance de la personne humaine et la merveilleuse force créatrice de l’homme. 

Je sais maintenant que vivre en solitaire est aussi impossible que vivre sans respirer et que rien n’est plus beau ni plus satisfaisant que les rapports humains : amour, amitié, camaraderie, sympathie. » [je souligne].

Ces derniers mots de l’ouvrage résonnent bien tragiquement pour les lecteurs avertis du deuil qu’Anne Philipe aura à affronter. Les lecteurs de 1955, quant à eux, les ont certainement lus en y décelant une coloration communiste connue du personnage médiatique. En témoigne la précaution du directeur de la collection, Paul-Émile Victor, dans une note préliminaire terriblement condescendante:

« Certaines conclusions de son livre ont un caractère politique. Aussi bien lui donnent-elles son accent particulier. Je ne souscris pas à ces conclusions. Mais puisque l’auteur assume ses responsabilités avec la grâce qui fut sienne pendant ses voyages, je n’ai pas songé à lui demander d’atténuer en rien sa liberté d’expression. »

De géopolitique, il est bien question au fil de ces pages, de tensions entre peuples, entre langues, entre religions, mais certainement pas de filtre idéologique déviant la narration. C’est au contraire la neutralité du compte-rendu, depuis la position explicite de l’étrangère occidentale parfaitement décalée dans cet environnement, qui rend l’ouvrage si résistant à une lecture actualisante. Femme dans un univers d’hommes, occidentale sans être assimilée aux colons, athée écoutant les prières quotidiennes vers la Mecque, reçue en amie secourable sous la yourte comme en invitée de marque dans le fortin militaire, la position d’Anne Philipe lui permet de transcrire en observatrice privilégiée de multiples facettes d’une région du monde très sensible aux bouleversements géostratégiques. La région se situe alors au carrefour du puissant voisin soviétique, de la Chine sur le point d’annexer le Tibet, du tout nouveau Pakistan à peine libéré de l’emprise anglaise et déjà en guerre contre les Sikhs et les Hindous. Et ce n’est pas la moindre des qualités pour la lecture d’aujourd’hui que de réaliser que ce récit retrace un périple dans la région des Ouigours, juste avant la politique invasive chinoise.

On a pourtant sans doute parlé trop rapidement de récit ethnographique, à propos de Caravanes d’Asie, en voyant dans le texte, comme dans le documentaire filmé projeté grâce au soutien du Musée de l’Homme et de l’Institut Français d’Anthropologie, l’équivalent des enquêtes de terrain répondant à une méthodologie encore émergente à cette époque. Certes Anne Philipe a effectivement participé à la promotion du film ethnographique auprès de Jean Rouch. Mais au vu des qualités narratives de l’ouvrage, qui ne se donne aucun objectif de description exhaustive ou problématisée, et au vu du parcours de romancière construit patiemment après la mort de Gérard Philipe, il serait bien intéressant de le situer plutôt dans la lignée des récits de voyage, et en particulier ceux d’Alexandra David-Néel qui emmène sa  « caravane à travers les immenses solitudes thibétaines » à la fin des années 1920[1]

Il est d’autre part étrange de constater combien la première réception du récit à la fois met en exergue le caractère unique de ce périple pour une femme et ne reconnaît que de simples qualités de « fraîcheur » au récit. La misogynie insidieuse des années 1950 associée au statut d’épouse d’une célébrité n’ont guère aidé l’autrice à faire reconnaître la qualité de son entreprise littéraire. Claude Roy, en mentor attentif, cherche manifestement le compliment dans sa préface, mais parle de « carnets tenus au jour les jours d’un grand voyage, avec une gentillesse et un naturel qui en sont le premier charme » (préface, p.12) et finit par ce trait qui assassine toute prétention littéraire : « Je ne vois pas de compliment plus vrai ni plus vif à faire à mon amie Anne Philipe, refermés ses carnets de route, que celui-ci : elle est un compagnon de voyage idéal. » (p.13). 

Comment un écrivain aussi aguerri peut-il ne pas reconnaître le travail narratif engagé dans Caravanes d’Asie ? Il est temps que de nouveaux lecteurs se penchent sur ce texte et y reconnaissent une voix plus assurée qu’on ne l’a encore dit. 


[1] Alexandra David-Néel, Voyage d’une Parisienne à Lhassa, 1927.


Pour citer cet article :

AMarie Petitjean, « Caravanes d’Asie : une lecture à renouveler », Maison d’Anne et Gérard Philipe, mis en ligne le 23/12/2022 : https://maisonanneetgerardphilipe.fr/2022/12/23/caravanes-dasie-une-lecture-a-renouveler/.

L’éditrice

Anne Philipe a été la première éditrice de Pierrette Fleutiaux, chez Julliard. Elle lui rend hommage en 2010, dans cet ouvrage publié chez Actes Sud.

“Entre les années 1974 et 1990, j’ai été très proche d’Anne Philipe.
Elle était la femme qui avait vécu aux côtés d’un acteur célébrissime, dans une aura étincelante de succès, d’engagement intellectuel et politique, d’amour et de tragédie. C’était aussi l’écrivaine dont le livre Le Temps d’un soupir avait bouleversé des centaines de milliers de gens de par le monde. Elle était ethnologue, romancière, éditrice, grande voyageuse et reporter. 
Ce livre raconte comment ma vie s’est tressée avec la sienne, dans un de ces compagnonnages secrets qui nous font devenir ce que nous sommes. Il n’est pas commémoration mais intimité intérieure avec une présence. Il s’agit de faire droit à cette dette fondamentale que nous avons envers ceux qui ont laissé empreinte en nous, et qui est liée à la valeur de l’existence. 
Anne Philipe avait une vingtaine d’années de plus que moi. Elle a changé ma perception de la vie. J’ai voulu la retrouver vivante, à partir du terrain de nos années communes, où elle fut mon éditrice et amie. J’ai voulu retrouver Anne-la-mienne et transmettre ce qu’elle a été : un jalon capital dans mon histoire personnelle, un trait à marquer dans l’histoire des femmes, et aussi une trace lumineuse que ne doit pas oublier la littérature. 
Les femmes de ma génération ont connu beaucoup d’avancées. Nous n’en voyons que mieux les reculs qui guettent, et les étapes à parcourir. Nous ne sommes pas tranquillisées. Nous sommes les femmes du milieu du chemin.”