Anne et Gérard Philipe, pacifistes engagés et clairvoyants

A l’heure où la guerre revient sur le continent européen et que menaçait, il y a peu à nouveau, une contagion dévastatrice, il est bon de rappeler combien la menace nucléaire fut pesante dans les années 50. A peine sorti d’un deuxième conflit mondial que deux blocs vont s’affronter par pays interposés sous le nom de « Guerre froide ». En 1950, la menace de l’arme atomique pèse sur le monde et les populations craignent un nouvel embrasement, celui-ci définitivement destructeur.                                 

 Affiche officielle du gouvernement  des États-Unis en 1950 –Droits Wikimedia Commons

Après les bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki, les États-Unis ont plusieurs longueurs d’avance sur la recherche et développent leur arsenal nucléaire ; l’URSS, bien que détentrice de la bombe depuis 1949, a du mal à combler son retard.

Le 19 mars 1950, le Mouvement pour la Paix lance l’appel de Stockholm pour l’arrêt de l’arme atomique. Cette pétition, soutenue par le parti communiste, recueille 273 millions de signatures à travers le monde et 15 millions en France. Elle est signée par de nombreux intellectuels et artistes.  Beaucoup ne sont pas communistes, mais « compagnons de route », comme on les appellera.

Anne et Gérard Philipe font partie de ceux-là et signent l’appel, tout comme leurs amis Yves Montand et Simone Signoret.   

Pourquoi s’engagent-ils au moment où l’acteur acquiert une certaine notoriété au théâtre et au cinéma et qu’elle est intronisée par le milieu ethnographique grâce à ses reportages ? 

Certains écrits ont voulu démontrer l’influence d’Anne sur  l’intérêt porté à la politique par son époux. On peut croire néanmoins que le jeune homme portait déjà en lui cet engagement dont il avait fait preuve lors de la libération de Paris.

Cet idéal d’un monde nouveau et d’un espoir en la paix au sortir du second conflit mondial, un écrivain allait l’incarner à leurs yeux.   

En 1949, Gérard Philipe fait la connaissance d’un jeune poète, Henri Pichette, et joue la première pièce de celui-ci, « Epiphanies » avec Maria Casarès. En 1950, Il va encourager et soutenir son ami dans l’écriture d’une autre œuvre « Nuclea ». Deux ans plus tard, en 1952, il écrit à Henri Pichette pour lui dire l’intérêt qu’il porte à sa nouvelle pièce. Il s’en dégage la quête d’un monde meilleur, à travers songe et cauchemar, évoquant le péril atomique. Cet idéal, il faut le construire à deux, ce qu’écrit Pichette dans la partie « la parole éveillée » (lire à ce sujet l’article Nuclea d’AMarie Petitjean)   

Anne et Gérard Philipe sauront maintenir cette force commune, celle de s’intéresser ensemble au monde et aux humains.

Gérard va tourner dans le film « La beauté du diable » de René Clair, avec Michel Simon, d’après la légende de Faust. Les dangers de la science sont présents dans les dernières scènes du film où le jeune docteur Faust acquiert sa puissance grâce à une arme terrifiante, créant la désolation.

L’avant-première du film  a lieu le 16 mars 1950 en présence du président Auriol, trois jours avant l’appel de Stockholm.  Bien que le film de René Clair colle au message pacifiste, le réalisateur niera tout engagement de sa part et ne signera d’ailleurs pas l’appel, voulant séparer l’artistique du politique.

La pétition internationale lancée en France, à l’initiative de Frédéric Joliot-Curie est donc signée par le couple Philipe. L’acteur, suggère Gerard Bonal, expie la faute de son père, collaborateur notoire durant la dernière guerre, et se rapproche des idées progressistes, que symbolise le pari communiste, éminent protagoniste de la résistance.

Mais, le doute va s’installer pour le couple Philipe.  Déjà en 1954, au cours d’une tournée en Pologne, les deux époux découvrent le vrai visage d’un communisme autoritaire. La rupture viendra en 1956. En octobre de cette année-là, un vent de liberté souffle en Hongrie. A Budapest, des manifestations pacifiques demandant le retrait des troupes soviétiques sont réprimées dans le sang. Les chars russes entrées dans le pays matent l’insurrection.

Les chars russes à Budapest – 1956 –Droits Wikimedia Commons

Les soutiens au mouvement pour la paix prennent conscience de l’insoutenable gravité de l’intervention russe et la condamnent fermement. Montand et Signoret maintiennent pourtant une tournée en URSS et protesteront, sur place, auprès des dirigeants communistes.

Dans une lettre à Jean Vilar en novembre 1956, Gérard Philipe se confiera « Si le mouvement national ne fait pas une déclaration officielle, je crois que nous perdons tout crédit auprès de ceux qui, non communistes, ont foi dans le mouvement et que nous serons empêchés dans toute action pour la Paix à venir. »

Quelques années plus tard, dans une interview télévisuelle, Yves Montand parlera de l’époque du maccarthisme :  » En Amérique, j’ai eu pendant de longues années l’interdiction de me présenter devant le public américain parce que j’avais signé l’appel de Stockholm… Aussi bête que ça ».  Gérard et Anne Philipe se rendront librement aux Etats-Unis, en 1958, mais deux ans après la déchéance du sénateur Mac Carthy.

En 1954, ils ont acheté la maison des bords de l’Oise avec le désir, selon Anne, d’y « faire naitre l’amour ». S’isolant de temps en temps dans la douceur du village de Cergy, ils restent  néanmoins accrochés à  leurs engagements, observant  les battements de l’actualité  et s’intéressant, par leurs voyages et leurs rencontres, au monde qui les entoure.

Sources : Gérard Bonnal, Un acteur dans son temps: Gérard Philipe, BnF, 2003 ; Geneviève Winter, Gérard Phillipe, Gallimard, 2022.

Bruno Gruel

Caravanes d’Asie : une lecture à renouveler

(le livre)

Lorsque l’on ouvre aujourd’hui Caravanes d’Asie, l’incroyable audace de la voyageuse saute au visage, autant que le sérieux du compte rendu et la précision des notations. Récit autobiographique chronologique, adoptant le rythme lent et précautionneux du caravanier à travers des paysages grandioses, il commence par des précisions historiques et géopolitiques qui permettent de situer la région du Sin-Kiang en la dégageant de la gangue des représentations romantiques de « la route de la soie » :

« Mais je n’aime pas les contes de fées. Je lus donc des livres. » (Avant-propos, p. 1). 

L’on se plaît à imaginer Anne Philipe assise à son bureau face à la baie vitrée de la maison de Cergy, compulsant de la documentation pour nourrir le récit intime qu’elle va nous faire de son incroyable parcours d’il y a sept ans, alors qu’elle était encore Nicole Fourcade. Le voyage commence à Nankin et se termine à Karachi, d’avril à juillet 1948. Il est ponctué en ritournelle par l’inévitable question des hôtes de passage : « Pourquoi venez-vous au Sin-Kiang ? », à laquelle le couple Fourcade étroitement confondu en un « nous » qui interpelle, répond invariablement :

« Nous ne voulions pas rentrer en France directement ; nous avons pensé que rejoindre l’Inde en caravane à travers le Sin-Kiang et les Pamirs serait intéressant et beau ». 

Racontée sans esbrouffe et au plus près de l’expérience vécue, l’aventure ne peut que happer le lecteur contemporain. Le récit n’est pas seulement « intéressant et beau », il se fait immersif une fois passée l’introduction, en instaurant sans ambages un pacte de sincérité d’une exceptionnelle puissance. Nous voici à dos de cheval sur l’à-pic de la montagne, dans la touffeur enfumée d’une maison de torchis, dans le bruissement d’une oasis, dans l’appartement retiré de l’épouse du Mir. Si le récit gagne en tension, ce n’est pas par stratégie narrative, mais parce que la prise de risque gagne en intensité et devient extrême en pleine guerre frontalière et entre les mains de guides malveillants. Le détail est tout du long premier. Il permet de saisir le goût du plat où chacun puise, le pas de l’âne qui bute sur les cailloux, la chaleur de la tasse de thé offerte à l’étape, la puanteur de l’animal abandonné dans le ravin. Aucun lyrisme, finalement peu de descriptions de paysages. Le regard capte avant tout le regard de l’autre et dessine une incroyable galerie de portraits des compagnons de route, qui font écho aux photographies en noir et blanc. La conclusion fait explicitement de cette traversée d’un désert, qui est le cœur du voyage, une quête humaniste :

« Ce voyage qui se déroula le plus souvent au fin fond de la solitude m’a paradoxalement aidée à découvrir l’importance de la personne humaine et la merveilleuse force créatrice de l’homme. 

Je sais maintenant que vivre en solitaire est aussi impossible que vivre sans respirer et que rien n’est plus beau ni plus satisfaisant que les rapports humains : amour, amitié, camaraderie, sympathie. » [je souligne].

Ces derniers mots de l’ouvrage résonnent bien tragiquement pour les lecteurs avertis du deuil qu’Anne Philipe aura à affronter. Les lecteurs de 1955, quant à eux, les ont certainement lus en y décelant une coloration communiste connue du personnage médiatique. En témoigne la précaution du directeur de la collection, Paul-Émile Victor, dans une note préliminaire terriblement condescendante:

« Certaines conclusions de son livre ont un caractère politique. Aussi bien lui donnent-elles son accent particulier. Je ne souscris pas à ces conclusions. Mais puisque l’auteur assume ses responsabilités avec la grâce qui fut sienne pendant ses voyages, je n’ai pas songé à lui demander d’atténuer en rien sa liberté d’expression. »

De géopolitique, il est bien question au fil de ces pages, de tensions entre peuples, entre langues, entre religions, mais certainement pas de filtre idéologique déviant la narration. C’est au contraire la neutralité du compte-rendu, depuis la position explicite de l’étrangère occidentale parfaitement décalée dans cet environnement, qui rend l’ouvrage si résistant à une lecture actualisante. Femme dans un univers d’hommes, occidentale sans être assimilée aux colons, athée écoutant les prières quotidiennes vers la Mecque, reçue en amie secourable sous la yourte comme en invitée de marque dans le fortin militaire, la position d’Anne Philipe lui permet de transcrire en observatrice privilégiée de multiples facettes d’une région du monde très sensible aux bouleversements géostratégiques. La région se situe alors au carrefour du puissant voisin soviétique, de la Chine sur le point d’annexer le Tibet, du tout nouveau Pakistan à peine libéré de l’emprise anglaise et déjà en guerre contre les Sikhs et les Hindous. Et ce n’est pas la moindre des qualités pour la lecture d’aujourd’hui que de réaliser que ce récit retrace un périple dans la région des Ouigours, juste avant la politique invasive chinoise.

On a pourtant sans doute parlé trop rapidement de récit ethnographique, à propos de Caravanes d’Asie, en voyant dans le texte, comme dans le documentaire filmé projeté grâce au soutien du Musée de l’Homme et de l’Institut Français d’Anthropologie, l’équivalent des enquêtes de terrain répondant à une méthodologie encore émergente à cette époque. Certes Anne Philipe a effectivement participé à la promotion du film ethnographique auprès de Jean Rouch. Mais au vu des qualités narratives de l’ouvrage, qui ne se donne aucun objectif de description exhaustive ou problématisée, et au vu du parcours de romancière construit patiemment après la mort de Gérard Philipe, il serait bien intéressant de le situer plutôt dans la lignée des récits de voyage, et en particulier ceux d’Alexandra David-Néel qui emmène sa  « caravane à travers les immenses solitudes thibétaines » à la fin des années 1920[1]

Il est d’autre part étrange de constater combien la première réception du récit à la fois met en exergue le caractère unique de ce périple pour une femme et ne reconnaît que de simples qualités de « fraîcheur » au récit. La misogynie insidieuse des années 1950 associée au statut d’épouse d’une célébrité n’ont guère aidé l’autrice à faire reconnaître la qualité de son entreprise littéraire. Claude Roy, en mentor attentif, cherche manifestement le compliment dans sa préface, mais parle de « carnets tenus au jour les jours d’un grand voyage, avec une gentillesse et un naturel qui en sont le premier charme » (préface, p.12) et finit par ce trait qui assassine toute prétention littéraire : « Je ne vois pas de compliment plus vrai ni plus vif à faire à mon amie Anne Philipe, refermés ses carnets de route, que celui-ci : elle est un compagnon de voyage idéal. » (p.13). 

Comment un écrivain aussi aguerri peut-il ne pas reconnaître le travail narratif engagé dans Caravanes d’Asie ? Il est temps que de nouveaux lecteurs se penchent sur ce texte et y reconnaissent une voix plus assurée qu’on ne l’a encore dit. 


[1] Alexandra David-Néel, Voyage d’une Parisienne à Lhassa, 1927.


Pour citer cet article :

AMarie Petitjean, « Caravanes d’Asie : une lecture à renouveler », Maison d’Anne et Gérard Philipe, mis en ligne le 23/12/2022 : https://maisonanneetgerardphilipe.fr/2022/12/23/caravanes-dasie-une-lecture-a-renouveler/.

Archives

Les archives du couple sont réparties dans plusieurs institutions. Des dépôts occasionnels de la part des ayant-droits ont encore lieu. L’association se donne pour objectif de répertorier, d’indiquer les modes d’accès et de flécher ces ressources.

Lieux de conservation :

Biographie

Anne Philipe

Née de parents belges, en 1917, Anne Marie Nicole Navaux fait des études de philosophie, puis s’installe définitivement en France.

L’ethnologue

Elle épouse, en 1938, le sinologue François Fourcade, et prend le nom de Nicole Fourcade. Leur fils Alain, nait en 1939.  En décembre 1946, elle rejoint son mari en poste à l’ambassade de France à Nankin. En 1948, tous deux reviennent de la Chine jusqu’Inde parcourant l‘ancienne route de la soie en accompagnant une caravane. Elle est la première femme à traverser le désert du Sin-Kiang. Elle observe la situation déjà critique du peuple ouïghour et est reçue par le président de la République du Turkistan oriental.

Réalisatrice de films documentaires sur l’Asie et l’Afrique, elle fait partie du groupe d’ethnologues, avec Claudie Levi Strauss, Edgar Morin, Alain Resnais, réunis autour de Jean Rouch, qui fonde le comité du film ethnographique français.  Elle devient la collaboratrice de ce dernier, participant aux manifestations internationales, rédigeant de nombreux rapports sur les activités du CEF. Elle publie dans le Monde et Libération des reportages sur Cuba, le Venezuela, le cinéma japonais et rédige des critiques de films pour « Les Lettres Françaises ».

La rencontre avec Gérard Philipe

Elle avait rencontré en 1942 le comédien Gérard Philipe, à Nice. Dès son retour de Chine, Elle divorce d’avec François Fourcade et épouse l’acteur le 29 novembre 1951. Afin de s’éloigner des mondanités parisiennes , tous deux tombent sous le charme d’une maison à Cergy qu’ils achètent en 1955. Elle y écrit « Caravanes d’Asie », récit de son voyage.

La militante

Elle encourage son mari à s’engager politiquement à gauche. Elle et lui vont militer dans des combats pacifiques en pleine guerre froide et souscrivent en 1950 à l‘appel de Stockholm pour l’interdiction de l’armement nucléaire. Se rapprochant du parti communiste, ils voient cependant leur espoir ruiné par l’entrée des chars russes à Budapest en 1956.

L’assistante du comédien

Dans les années 1950, son mari est au faîte de sa gloire. Elle l‘encourage à rejoindre Jean Vilar et la troupe du Théâtre National Populaire aux règles égalitaires.

Elle le conseille dans le choix de ses rôles et suit attentivement sa carrière.  En novembre 1959, elle apprend la terrible maladie qui s’est abattue sur Gérard Philipe ; elle décide de lui cacher la vérité. L’interprète du « Cid » meurt le 25 Novembre 1959.

L’écrivaine

En 1963, paraît Le Temps d’un soupir. Anne Philipe y décrit les derniers jours de son mari.

Elle publie des livres Les Rendez-vous de la colline (1966), Spirale (1971), Ici, là-bas, ailleurs (1974), Un été près de la mer (1977), Les Résonances de l’amour (1982), Je l’écoute respirer (1984), évoquant « ces moments de très bel équilibre, d’impression de rayonnement, qui peuvent s’appeler bonheur. »  

Elle meurt le 16 avril 1990 à Paris et est enterrée à Ramatuelle aux côtés de son mari.